6
Dealey s’assit dans un coin de la salle, les yeux recouverts de pansements tenus par un bandage ; à la même table, placées à angle droit par rapport aux trois rangées de tables, se trouvaient deux personnes en uniforme bleu, une femme et deux hommes en civil.
L’un d’eux murmura quelques paroles à l’oreille de Dealey qui se leva.
— Je vous en prie, monsieur Culver, avancez, fit Dealey. Vous aussi, mademoiselle. Docteur Reynolds, si vous voulez bien vous joindre à nous.
Bon nombre de ceux qui se trouvaient dans la pièce portaient des combinaisons blanches ; leur teint hâve trahissait leur fatigue. Ils regardaient Culver et Kate avec curiosité, presque comme si c’étaient des intrus resquillant pour entrer dans un club privé. On leur proposa deux sièges et ils s’installèrent près de la table directoriale. Le médecin s’assit aux côtés de Dealey.
Quelqu’un posa deux tasses et une cafetière devant Culver qui remercia d’un geste de la tête. Il servit d’abord la jeune fille, puis lui-même. Ni sucre ni lait ne furent proposés. Le bourdonnement de la conversation avait repris et, tandis qu’il portait la tasse à ses lèvres, il prit conscience de la tension à peine voilée qui régnait. Il jeta un coup d’œil à Kate ; elle avait le regard fixé sur le liquide noir comme s’il allait lui révéler le pourquoi invraisemblable des événements passés, la logique démente qui avait poussé l’homme à faire exploser la terre même sur laquelle il vivait. Il se demandait quels êtres chers elle avait perdus : un mari, une famille, un amant ? Pas de bague de fiançailles ni d’alliance, alors, peut-être, un ou des amants. Des parents, des frères ou des sœurs. Leur souvenir, bourreau lancinant que seul l’oubli pouvait vaincre, devait l’assaillir. Tout le monde, dans la pièce, connaissait la même épreuve, la perte de parents, d’êtres chéris, le sentiment de gâchis, de futilité, la peur de ce qui les attendait. Culver sentit le froid s’infiltrer en lui comme une ombre nocturne rampante.
Il but son café à petites gorgées, conscient d’avoir eu plus de chance que ceux qui l’entouraient ; il avait tout perdu depuis si longtemps ; ses pires souffrances, Culver les avait soigneusement mises de côté et s’était refusé à y penser. Certes il s’était battu pour survivre ce jour-là, mais attachait-il vraiment de l’importance à la vie...
Dealey conférait à voix basse avec le médecin et les civils assis à ses côtés, tels des conspirateurs. L’aveugle semblait las ; la pâleur malsaine de sa peau était accentuée par la lumière crue des néons. Culver admirait sa résistance ; il se demandait s’il avait pris le temps de se reposer après cette expérience éprouvante. Il devait souffrir de sa blessure aux yeux, et l’angoisse de ne pas savoir si cette cécité serait permanente devait être, en soi, terrifiante. Il semblait différent de l’homme apeuré, désorienté, que Culver avait traîné au milieu des décombres, comme si son badge indiquant sa fonction officielle était une armure protectrice. Dealey tourna son visage sur l’assemblée, comme pour capter des bribes de conversation.
Celui qui était assis à côté de lui se leva.
— Votre attention, s’il vous plaît, dit-il d’une voix calme, mesurée, ignorant l’hystérie pernicieuse qui s’emparait de chacun, comme un taon lançant furtivement son dard.
Les conversations cessèrent.
— Pour les rares personnes qui ne me connaissent pas encore, je m’appelle Howard Farraday, et en tant qu’ingénieur en chef du central téléphonique de Kingsway, je suis chargé de la direction de la ligne. Pour l’instant, en l’absence de tout supérieur hiérarchique, c’est moi le patron. (Il esquissa un sourire qui n’eut guère de succès et s’éclaircit la gorge.) Depuis les travaux d’excavation entrepris dans les années cinquante, Kingsway a un double rôle : celui de standard automatique comportant environ cinq cents lignes et celui d’abri gouvernemental. La plupart d’entre vous savent que le premier câble transatlantique de l’OTAN se termine ici.
Il s’interrompit de nouveau. Il était grand et aurait passé pour robuste si, en raison des événements de la journée, ses épaules ne s’étaient affaissées et des cernes de fatigue ne s’étaient dessinés sous ses yeux. Il continua d’une voix plus basse, comme s’il perdait peu à peu son assurance.
— Je pense que vous avez tous dû remarquer le regain d’activité autour de Kingsway ces dernières semaines, processus classique, pourrais-je ajouter, en temps de crise internationale. Quoique... quoique la situation fût jugée grave, nul n’imaginait que... que... que les événements prendraient une tournure aussi désastreuse...
Culver secoua la tête devant cette description édulcorée de l’holocauste. Le café avait une saveur amère et les élancements dans sa jambe meurtrie étaient lancinants. Il parvint à refouler, avec ses émotions, sa rancœur et sa haine profonde envers ceux qui étaient à l’origine de ce désastre.
— ... en raison des hostilités grandissantes au Moyen-Orient, et de l’invasion de l’Iran par la Russie, toutes les ratifications gouvernementales ont reçu la même attention...
L’homme continuait à ânonner sans que Culver y comprenne grand-chose. Des mots, simplement des mots. Rien ne pouvait traduire de façon adéquate l’horreur, les pertes atroces, les rages de ce qui allait encore se produire. Une fois de plus, son regard fut attiré par la jeune fille ; elle avait les yeux toujours baissés, les deux mains serrées autour de la tasse de café, bien qu’elle fût brûlante. Il lui saisit le poignet et, sur le moment, elle ne broncha pas ; puis elle se tourna vers lui, et l’angoisse, mêlée de colère, qui se lisait dans son regard, ébranla son calme apparent. Il exerça une douce pression, ce qui déclencha, chez elle, une certaine confusion : elle semblait lui demander tacitement pourquoi tout cela s’était produit, pourquoi ils avaient été épargnés. Questions qu’il se posait et qui restaient sans réponse. La folie de l’homme d’un côté, la volonté de Dieu de l’autre. Pas de vraies réponses. Farraday désignait l’homme assis à sa gauche.
— ... Le responsable supérieur de la Protection civile, Alistair Bryce. Ici, à ma droite, M. Alex Dealey du ministère de la Défense et près de lui, le docteur Clare Reynolds qui fait partie de cet établissement depuis quelque temps déjà, aussi bon nombre d’entre vous la connaissent-ils. Nous avons ensuite deux officiers du Royal Observer Corps, Bob McEwen et Sheila Kennedy, que vous avez sans doute rencontrés parfois lors des inspections. Il aurait dû y avoir bien d’autres, euh... officiers avec nous aujourd’hui – une réunion avait été prévue cet après-midi. Malheureusement ils n’ont pu atteindre l’abri. (Il repoussa une mèche de cheveux qui lui retombait sur le front, inclinant la partie supérieure de son corps en arrière comme pour accompagner son geste.) Alex, peut-être aimeriez-vous continuer.
L’homme, de haute stature, se laissa tomber sur sa chaise, les mains serrées devant lui, sur la table, les épaules rentrées. Culver eut l’impression que le discours de Farraday s’était terminé à temps ; il était sur le point de craquer.
Dealey ne se leva pas. Il y avait un côté glaçant à écouter un homme dont le visage était caché derrière un masque blanc.
— Laissez-moi d’abord vous dire, fit-il, sa voix remplissant la salle à manger aux murs gris-vert sans pour cela élever le ton, que je sais ce que tous vous ressentez. Vous avez peur pour vos familles, les êtres qui vous sont chers ; vous vous demandez s’ils ont survécu à l’explosion nucléaire. Vous avez peur également pour vous-mêmes : ce lieu est-il à l’abri des retombées ? Y a-t-il suffisamment de vivres, d’eau ? Que restera-t-il du monde que nous connaissons ?
Je puis immédiatement vous rassurer sur deux points : ici, nous sommes parfaitement en sécurité et nous avons des provisions pour six semaines, peut-être davantage. Quant à l’eau, ceux qui travaillent ici savent que le complexe a son propre puits artésien, aussi n’y a t-il aucun risque de contamination. Je crois qu’il est important de mettre en évidence ces facteurs pour soulager vos esprits d’un poids énorme.
Un silence lourd régnait dans la pièce.
— M. Farraday a déjà mentionné que je dépends du ministère de la Défense. En vérité, j’appartiens à l’Inspection générale et je suppose que l’on pourrait me considérer comme un officier de liaison de l’abri gouvernemental – l’un de ceux qui veillent à ce que les unités de défense souterraine fonctionnent parfaitement et soient en permanence opérationnelles.
Il se pencha sur le bureau comme pour prendre à témoin toute la salle.
— C’est en raison de ce rôle spécifique que je connais tous les abris, à la fois ceux qui sont ouverts au public et ceux qui sont réservés aux autorités, à Londres et dans les comtés environnants, et je puis vous assurer que nous ne sommes ni seuls ni isolés.
Enfin des murmures se firent entendre dans l’assemblée. Dealey leva la main pour établir l’ordre dans là pièce.
— Avant de vous donner des détails généraux sur ces abris et ces centres opérationnels, je crois qu’il vaut mieux faire le point sur la situation actuelle ; bien entendu, je suppose que les questions qui vous préoccupent le plus concernent les récents événements et l’ampleur du désastre pour notre pays. (Il plaça les deux mains à plat sur la table.) Malheureusement, nous n’avons aucun moyen d’y répondre.
Cette fois les murmures s’amplifièrent ; des voix furibondes s’élevèrent dans la confusion générale. Farraday y mit aussitôt un terme.
— Les communications avec les autres stations ont été temporairement interrompues. Pour l’instant, nous ne pouvons même pas entrer en contact avec le centre de télécommunications souterrain, situé près de la cathédrale de Saint-Paul, qui est à moins d’un kilomètre et demi.
— Mais le réseau des tunnels aurait dû protéger le système, fit sèchement un ingénieur noir, assis à côté de Culver.
— Oui, vous avez parfaitement raison : les circuits de câbles et les tunnels de métro à grande profondeur auraient dû assurer une parfaite protection du système de communications. Il semblerait que les dommages occasionnés par les bombes nucléaires aient été gravement sous-estimés et que les sections vitales du réseau aient été pénétrées.
— Selon les informations recueillies avant que les communications ne soient détériorées, fit Dealey en prenant la parole, nous pensons qu’au moins cinq têtes nucléaires ont été dirigées sur Londres et les faubourgs environnants. (Il passa la langue sur ses lèvres, trahissant les premiers signes de nervosité depuis le début de la réunion, et il s’empressa de continuer son discours, comme s’il avait hâte de communiquer l’information.) Nous n’en sommes pas absolument certains, mais il nous semble que les cibles étaient Hyde Park, Brentford, Heathrow, Croydon et la dernière, quelque part au nord-est de la ville. Quant aux armes nucléaires, c’était probablement un mélange d’un et deux mégatonnes, pouvant exploser au sol ou en l’air.
— Attendez une minute, fit Culver, intrigué, levant la main comme un élève en classe. Vous parlez d’un réseau de câbles mis hors service, n’est-ce pas ?
Bien que leurs dernières conversations aient été empreintes d’agressivité et presque criées, Dealey reconnut la voix.
— C’est exact, répliqua-t-il.
— Alors, pourquoi ne pouvons-nous pas communiquer par radio ?
Farraday donna la réponse.
— L’un des effets d’une explosion nucléaire est ce que nous appelons EMP, l’impulsion électromagnétique. C’est une explosion intense d’ondes radioélectriques qui peuvent détruire des réseaux électriques et des systèmes de communication sur des centaines de miles. Tout circuit à composantes sensibles tels que les radios, les télévisions, les radars, les ordinateurs, et tout système relié à de grandes longueurs de câble comme le téléphone ou tout réseau de distribution électrique sont sujets à d’incroyables surtensions destructrices. On a protégé bon nombre d’équipements militaires contre la EMP en disposant des circuits sensibles à l’intérieur de boîtiers conducteurs et en enterrant les câbles profondément sous terre, mais il semble que même ces précautions n’aient pas été efficaces.
— Mon Dieu, quel bordel, murmura Culver et ceux qui, près de lui, l’entendirent, acquiescèrent.
Dealey tenta de calmer l’inquiétude qui commençait à monter dans la pièce, tel un grondement sourd de tonnerre.
— Je dois insister sur le fait que ces conditions ne sont que temporaires. Je suis sûr que les contacts avec les autres stations se rétabliront très vite. M. Farraday, en personne, me l’a assuré.
Farraday lui lança un regard étonné, mais se reprit aussitôt.
— Je crois pouvoir affirmer sans risque que d’autres abris sont restés intacts et tentent déjà d’entrer en relation entre eux.
Culver se demandait si les autres étaient aussi peu convaincus que lui de cette déclaration. Il tressaillit lorsque, d’une voix engourdie mais que tout le monde perçut clairement, Kate demanda :
— Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’alerte ?
— Mais il y en a eu une, mademoiselle, euh... (Le docteur Reynolds se pencha vers lui et lui souffla le nom)... Garner. Vous avez sûrement entendu les si...
— Personne ne savait que cela allait se produire. Pourquoi ? dit-elle, cette fois d’une voix glaciale.
Il régna un silence embarrassé à la table des autorités avant que Dealey ne répondît.
— Personne, pas un seul être sensé, ne pouvait imaginer qu’un autre pays serait assez stupide – non, assez insensé pour déclencher une troisième guerre mondiale avec des armes atomiques. Cela défie tout bon sens, toute logique. Notre gouvernement ne peut être tenu pour responsable des tendances suicidaires démentielles d’une autre nation. Quand les forces de l’armée de terre soviétique ont envahi d’Iran avec, comme objectif, le renversement de tous les pays du pétrole, les Forces d’intervention mondiales les mirent en garde contre d’éventuelles représailles...
— Ils auraient dû être arrêtés lorsqu’ils ont pris le contrôle total de l’Afghanistan, puis du Pakistan ! s’écria quelqu’un derrière.
— Excusez-moi, mais ce n’est pas le moment de lancer un débat politique. Souvenez-vous, tout de même, qu’au moment du conflit afghan, il n’y avait pas de Forces d’intervention mondiales, simplement l’OTAN et le Pacte de Varsovie. Mais voilà, les puissances occidentales n’ont pas eu le cran de repousser les Russes ; ou du moins n’avons-nous pas eu le courage d’exercer notre force. Ce n’est que lorsque les pays du Golfe ont finalement décidé de choisir l’Occident comme un moindre mal que nous avons pu déployer nos forces en position stratégique.
— Mais si nous n’avions pas privé la Russie de blé, puis surtout de pétrole, ils n’en seraient jamais arrivés à l’invasion.
— M. Dealey a déjà dit que le moment était mal choisi pour une telle discussion, l’interrompit Farraday, craignant que la réunion ne dérapât.
L’hystérie était dans l’air ; la plus petite contrariété pouvait maintenant dégénérer en querelle.
— Ce n’est peut-être pas la Russie qui a envoyé le premier missile, aussi, tant que nous n’en saurons pas davantage, ne nous disputons pas.
Il regretta aussitôt ses paroles, se rendant compte qu’il avait semé une idée nouvelle dans leur esprit.
— En fait, reprit aussitôt Dealey pour rattraper son erreur, personne n’imaginait que la situation avait atteint un point aussi critique. Notre gouvernement prenait des mesures en cas de guerre, pour parer à toute éventualité.
— Alors pourquoi nous, le peuple, étions-nous totalement tenus à l’écart ? Personne ne se doutait de l’imminence du conflit, fit Culver, avec une colère froide dirigée uniquement à l’encontre de Dealey, comme si lui, en tant que représentant de l’autorité gouvernementale, était personnellement responsable.
— Pour créer la panique générale ? A quoi bon ? De surcroît, ce n’était qu’une éventualité ; le monde a connu plus d’une fausse alerte dans le passé.
Et le monde a crié « au loup » plus d’une fois, songeait Culver avec amertume. La jeune fille secouait la tête avec un mouvement de tristesse imperceptible qui dénotait un sentiment de stupéfaction mêlé de désespoir.
— Je le répète, fit Dealey, notre souci est de survivre. Nous avons surmonté le pire, maintenant il nous faut vivre avec les séquelles. (Son regard semblait transpercer le voile blanc qui le couvrait, défiant tout homme ou femme dans la pièce de nier ses paroles.) L’examen rétrospectif des événements, dans les circonstances actuelles, ne peut rien nous apporter de constructif, ajouta-t-il inutilement.
Il y eut un silence désapprobateur.
— Maintenant notre officier de la Défense civile peut-il nous éclairer sur les événements à venir dans les prochaines semaines ? (Dealey se renversa sur sa chaise, le visage impénétrable, et seul le mouvement rapide de sa langue sur ses lèvres déjà humides trahit sa nervosité.)
Le responsable supérieur de la Protection civile décida de faire preuve de plus d’autorité en se levant. Alistair Bryce était petit, chauve, avec des bajoues qui pendaient de chaque côté de son visage rond ; de lourdes poches sous les yeux accentuaient l’impression d’un visage fait d’un liquide épais qui débordait de partout. Toutefois, il avait des yeux perçants, jamais au repos, d’une mobilité étonnante.
— Quelques mots d’abord sur ce qui est probablement arrivé dehors. Ce que je vais vous dire risque de vous effrayer, de vous déprimer, mais nous n’en sommes plus au temps des mensonges. Si nous voulons survivre, nous devons agir ensemble en nous faisant confiance mutuellement. (Il promena lentement son regard dans la pièce.) Je vous promets une chose : nous avons de grandes chances de survivre : nous ne pouvons être vaincus que par notre peur.
Il respira longuement, comme s’il allait plonger dans des eaux profondes, ressentant, métaphoriquement, la même impression.
— Dans le Grand Londres, seize à trente pour cent de la population ont dû être tués sur le coup. Je sais que les chiffres officiels ont tendance à sous-évaluer les dégâts, mais, comme je vous l’ai dit, l’heure de la vérité a sonné. A mon avis, le nombre de morts s’élève, au moins, à vingt-huit pour cent, ceci dans le meilleur des cas.
Il leur laissa le temps de digérer cette information inquiétante.
— Trente à trente-six pour cent de plus, poursuivit-il, ont dû être blessés par l’explosion seule. Bien des gens ont sans doute été écrasés sous les décombres, piégés dans les immeubles ou déchiquetés par des éclats de verre. La liste des diverses blessures serait sans fin, aussi est-ce inutile d’entrer dans les détails. Il suffit de dire que les brûlures, les chocs et les mutilations seront le lot de tous et beaucoup seront atteints de cécité, temporairement ou à vie, à cause de brûlures à la rétine dues à l’éclair initial.
L’onde de choc de chaque bombe aura probablement endommagé environ soixante-quinze pour cent du Grand Londres : la plupart des hautes bâtisses et des ponts ont dû s’écrouler et la majorité des routes doit être bloquée sous les décombres, les poteaux télégraphiques, les réverbères et les véhicules renversés. Environ trente pour-cent des maisons en ville et dans les faubourgs ont dû être réduits en poussière et plus de quarante pour cent considérablement endommagés. Tout sera réparé dans un avenir proche. Inutile de vous dire qu’il ne reste certainement pas une seule fenêtre intacte dans la capitale.
Le visage de Bryce était exsangue, ses bajoues ressemblant à des poches de pantalons vides. Il semblait se réfugier derrière la froideur des faits qu’il décrivait, comme si ses paroles n’avaient aucune signification et concernaient une guerre imaginaire. Cette attitude lui permettait de venir à bout de sa propre émotion.
— Les dommages causés par le feu sont immenses et je crains que nos brigades de pompiers ne servent à rien. Il se peut qu’au-dessus de nous, tout Londres soit en feu.
Cris, gémissements et soupirs de désespoir ne furent plus contenus. Des hommes, des femmes pleuraient sans se cacher, tandis que d’autres arboraient un air sinistre, le visage figé, comme perdu dans le lointain, au-delà de la pièce, au-delà de l’abri. Peut-être vers les souffrances que d’autres devaient endurer.
Kate s’était affalée sur la table. Culver l’attira vers lui avec douceur, malgré sa résistance. En compagnie de Dealey et de lui-même, elle avait probablement connu plus d’horreurs, ce jour-là, que tous ceux qui se trouvaient dans la pièce, car ils s’étaient trouvés au milieu des décombres, avaient couru, avec la foule, pour se mettre en sécurité, trouvant refuge dans les tunnels. Ils avaient failli être dévorés vifs par les rats. Il se demandait ce qu’elle pouvait encore endurer sans perdre complètement la raison.
Bryce leva les mains en guise d’apaisement et dit à contrecœur :
— Il est encore une conséquence de l’attaque que nous devons aborder. Je sais que ce n’est facile ni pour vous, messieurs, ni pour vous, mesdames, mais il nous faut affronter la réalité des événements passés et à venir. Si nous prenons tous conscience des pires effets de la guerre nucléaire, alors rien d’inattendu ne peut survenir, rien ne peut nous démoraliser davantage. Heureusement, ajouta-t-il d’un ton sinistre.
Le problème qui se présente maintenant à tout survivant est celui des retombées. La majeure partie de la population a dû disposer de moins d’une demi-heure pour se mettre à l’abri avant les retombées de poussière radioactive. Ceux qui n’ont pu se protéger dans les six heures qui ont suivi l’attaque auront reçu une dose mortelle de radiations et mourront dans quelques jours, voire quelques semaines. Et, bien entendu, tous ceux qui ont été blessés par l’explosion, ou ses effets, seront encore plus sensibles aux radiations. Les chiffres officieux indiquent qu’environ quatre millions d’habitants dans Londres et ses faubourgs auront péri ou périront moins de deux semaines après l’attaque d’une dose mortelle de plus de six mille rads.
Farraday s’exprimait d’une voix tremblante et Culver eut l’impression que sa question suivante visait à satisfaire son personnel plutôt que sa propre curiosité.
— Pouvez-vous nous dire combien il y aura de survivants ?
Les regards se tournèrent vers l’officier de la Défense. Il resta pensif un instant, comme s’il comptait les cadavres en silence.
— Je dirais, mais cela est une estimation purement subjective, qu’environ un million de Londoniens survivront.
Il s’interrompit de nouveau, les yeux baissés, comme s’il s’attendait à une réaction violente ; mais le silence revenu était encore plus intimidant.
— Vous ne pouvez guère être sûr de ces chiffres, s’empressa de dire Dealey d’une voix sombre. Nul ne peut vraiment prédire les conséquences d’une attaque nucléaire parce qu’il n’y a pas de précédents, du moins pas à cette échelle.
— C’est parfaitement exact, admit Bryce, mais mes observations ne sont pas de pures conjectures. Il y a eu de nombreux rapports de recherche, officiels et officieux, sur ce sujet précisément depuis quelques années, et les ravages subis par Hiroshima et Nagasaki sont une base de spéculation suffisante. La complexité et la force de frappe ultramoderne des armes ont été évidemment prises en considération, tout comme les conditions de vie de la société d’aujourd’hui. Je fonde mes affirmations sur un compromis entre les estimations gouvernementales et individuelles.
— Néanmoins, nous ne pouvons en être certains, répliqua Dealey.
Ses reproches étaient évidents. Culver soupçonnait que les autorités avaient dû se réunir préalablement et en privé, lors d’une conférence clandestine, pour décider de ce qui serait communiqué aux « masses » (quelle tragique ironie dans ce terme). Ils ne semblaient pas être parvenus à un accord.
— Nous avons de la famille, là-haut ! (C’était un cri de révolte. Culver se retourna et aperçut un petit homme à une table du centre qui s’était levé, les poings serrés, des larmes de colère plein les yeux.) Il faut que nous les retrouvions ! Nous ne pouvons les laisser seuls...
— Non ! répliqua Dealey avec une froideur brutale. Nous ne pouvons quitter cet abri pour aider qui que ce soit. Ce serait fatal.
— Et vous pensez vraiment que cela nous importe ? (Cette fois, c’est une femme qui s’était levée, sans refouler ses larmes.) Croyez-vous qu’il nous reste quelque chose ici ? Une vie qui en vaille la peine ?
D’autres voix s’étaient jointes à la sienne.
— Je vous en prie ! s’écria Dealey en levant les bras une fois de plus. Nous ne devons pas perdre notre sang-froid ! Ce n’est qu’en survivant – tout comme d’autres unités semblables à la nôtre – que nous pourrons aider ceux du dehors. Si nous nous laissons emporter par la panique, alors ceux qui auront échappé à l’explosion n’auront aucune chance de survivre. Vous devez le comprendre !
— Il a raison, s’écria Farraday, en se levant brusquement. Si nous quittons cet abri trop tôt, nous mourrons irradiés. Ce n’est pas en nous suicidant que nous pourrons aider ceux du dehors.
Tout le monde comprenait la logique de ses arguments, mais les sentiments étaient trop exacerbés pour voir la dure réalité en face. Il y eut une explosion de cris, d’insultes, dirigés surtout contre Dealey, en tant que représentant du ministère de la Défense.
Ce fut le docteur Reynolds qui, calmement, parvint à rétablir l’ordre dans la salle.
— Si l’un d’entre vous sort de cet abri maintenant, il mourra dans quelques semaines, ou plus vraisemblablement quelques jours.
Sa voix couvrait à peine le brouhaha. Debout, les mains enfoncées dans les poches de sa blouse blanche ouverte qui lui donnait quelque crédibilité, elle représentait l’antithèse physique de Dealey, un homme qui était le jouet d’un gouvernement qui avait conduit son pays à la guerre. Leur véhémence à l’égard de Dealey était peut-être injustifiée (et la plupart d’entre eux s’en rendaient compte malgré leur colère) mais il était là, l’un de ces bureaucrates anonymes, à leur portée, à distance de leurs poings.
Le docteur Reynolds savait très bien vers qui était dirigée l’hystérie croissante et, en bien des points, elle la comprenait, car tous ces gens ébranlés avaient besoin de s’en prendre à quelque chose de tangible, de rendre quelqu’un responsable. Dealey était la cible parfaite.
— Je peux vous dire une chose, dit le médecin, le bruit commençant à s’apaiser. Ce ne sera pas une mort agréable. Dans un premier temps, vous aurez des nausées, la peau couverte de rougeurs, la bouche et la gorge en feu. Vous vous affaiblirez. Ensuite ce seront des vomissements et une affreuse diarrhée s’ensuivra. Il se peut que vous éprouviez un léger mieux, mais je puis vous assurer que cela ne durera pas.
« Tous ces symptômes reviendront avec l’esprit vengeur, vous suerez, votre peau sera couverte de cloques et vous perdrez vos cheveux.
Vous, mesdames, vos cycles menstruels seront perturbés, vous saignerez beaucoup et douloureusement. Quant à vous, messieurs, vous souffrirez des parties génitales. Si vous survivez, ce dont je doute, vous deviendrez stériles, ou pis : toute progéniture sera anormale.
La leucémie n’aura plus de secret pour vous.
Vers la fin, vous aurez les intestins bloqués. Il Se peut que ce soit pour vous le pire inconvénient.
Finalement, et grâce au ciel, pourrions-nous dire, vous serez secoués de convulsions et ensuite plus rien ne vous importera. Vous sombrerez dans un bref coma avant de mourir ».
Son regard, caché derrière de grandes lunettes, était impassible.
Grands dieux, songea Culver, elle ne prend pas de gants.
« Il existe d’autres conséquences mineures de l’irradiation, si vous tenez à le savoir. (D’une froideur implacable, elle les effrayait à dessein pour les dissuader de sortir.) Inutile alors de vous nourrir, vous serez incapable d’extraire la nourriture essentielle. Tous les tissus de votre corps connaîtront un vieillissement fulgurant. Il y aura contraction de la vessie, des fractures qui ne se réduiront plus, l’inflammation des reins, du foie, de la moelle épinière et du cœur, une broncho-pneumonie, une thrombose, un cancer et une anémie aplasique qui déclencheront une hémorragie interne, en d’autres termes, vous saignerez sous la peau jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Et si cela ne vous suffit pas, vous aurez le plaisir de voir les autres mourir autour de vous de la même façon, vous contemplerez la souffrance de ceux qui en sont à un stade plus avancé que le vôtre, en témoins de ce qui vous attend.
Aussi, si vous souhaitez partir, si vous voulez vous exposer à tout cela, sachant que vous serez trop faibles pour aider les autres, je ne vois pas pourquoi nous vous en empêcherions. En fait, je plaiderai en votre faveur parce que vous serez source de dissension dans cet abri. Des volontaires ? »
Une fois certaine qu’il n’y en aurait pas, elle se rassit.
— Merci, docteur Reynolds, de nous avoir expliqué la réalité de la situation, fit Dealey.
Elle ne le regarda même pas, mais Culver se rendit compte qu’elle n’appréciait pas ses remerciements.
— Maintenant que vous savez ce qui peut arriver de pire, pouvons-nous continuer sur une note plus constructive ? (Dealey effleura son bandage comme s’il le gênait.) Je vous ai déjà dit que nous n’étions pas isolés dans cet abri. Je sais que nos lignes de communications ont été coupées temporairement, mais au moins sommes-nous soulagés de savoir que d’autres ont survécu à l’explosion dans des abris tels que celui-ci. Et tous ceux qui se trouvent dans la zone centrale sont connectés soit par le métro de la poste, soit par le réseau du métro londonien.
— Le bon sens veut que si nos liaisons radio et téléphoniques ont été détériorées, ces tunnels l’aient été également, s’écria quelqu’un.
— C’est en partie exact. Je suis sûr que certains tunnels ont subi des dommages, peut-être même ont-ils été totalement détruits mais le système en comporte trop pour qu’ils soient tous hors d’usage. D’autre part, certains bâtiments ont été construits pour résister aux explosions nucléaires, comme la « Forteresse » Montague House et le blockhaus de l’Amirauté à Pall Mall. Je ne m’étendrai pas sur les bunkers et ce que l’on appelle les « citadelles », construits depuis la dernière guerre, mais je puis vous dire qu’il y a au moins six abris simplement dans le réseau de la ligne nord, sous des stations telles que Clapham South et Stockwell...
Culver avait l’impression que, malgré la franchise qu’il arborait en citant tous les abris de Londres et des alentours, Dealey gardait certains détails secrets, ne disait pas tout. Il haussa les épaules mentalement ; il serait difficile de faire confiance à tout homme politique désormais.
— …et un siège gouvernemental s’établira en dehors de Londres, le pays sera divisé en douze sièges régionaux, avec vingt-trois quartiers généraux départementaux...
Quelqu’un prêtait-il vraiment attention aux paroles de Dealey ?
— ... des contrôles au niveau du comté et du district...
Tout cela avait-il un sens ?
— ... des contrôles au niveau des sous-divisions régionales qui feront la liaison avec les postes nationaux...
— Dealey !
Tous les regards se tournèrent vers Culver. Dealey s’interrompit, se passant, de façon révélatrice, la langue sur les lèvres.
— Avez-vous mentionné les créatures qui se trouvent là-bas ? dit Culver d’une voix égale, mais tendue.
Kate, à ses côtés, se raidit.
— Je crois qu’il vaut mieux ne pas les in...
— Il faut nous inquiéter, Dealey, parce que, tôt ou tard, nous devrons pénétrer dans ces tunnels. L’entrée principale est bloquée, vous ne l’avez pas oublié ? Les tunnels sont notre unique issue.
— Je doute qu’ils restent sous terre. Ils remonteront... en surface... à la recherche de... nourriture. Et, dans ce cas, ils mourront irradiés.
— Je ne pense pas que vous ayez fait votre travail, répondit Culver avec un sourire sinistre.
— Mais de quoi parle-t-il ? l’interrompit Farraday. Qui sont ces créatures ?
Cette fois, ce fut le docteur Reynolds qui prit la parole. Elle ôta ses lunettes et les nettoya avec un petit mouchoir.
— Dealey, Culver et Mlle Garner ont été attaqués par des rats hors de l’abri. Ils avaient, semble-t-il, une taille impressionnante et étaient, pour le moins, d’une férocité étonnante. Après avoir attaqué, ils ont dévoré les survivants qui s’étaient réfugiés dans les tunnels.
Farraday, l’air sceptique, se tourna vers Culver.
— Quelle taille avaient-ils exactement ?
Culver écarta les bras comme un pêcheur fier de sa prise.
— Celle de chiens, répliqua-t-il.
Ce fut de nouveau le silence, l’effroi ébahi.
— Ce ne sera plus une menace pour nous, insista Dealey. Quand nous quitterons cet abri, presque toute cette vermine aura péri.
Culver secoua la tête et le docteur Reynolds répondit.
— Vous auriez dû être au courant, monsieur Dealey. Ou peut-être préfériez-vous ne pas y penser ? Voyez-vous, certaines espèces sont hautement résistantes aux radiations. Les insectes, par exemple. Et, de même, les rats.
Elle remit ses lunettes.
— Et, poursuivit-elle presque en soupirant, si ces créatures sont les descendants des rats noirs qui ont terrorisé Londres il y a quelques années – et d’après leur taille, je le crains –, alors non seulement ils résisteront aux radiations, mais ils s’en repaîtront.